Etienne, le sculpteur de l'aimance, par Gaëtan Brulotte

Le sculpteur français Étienne vit et travaille à Paris ainsi qu'a l'Ile de Ré. Il est né en 1952 à Grenoble où il a passé son enfance et son adolescence. Par un détour canadien inattendu, il est venu à Ottawa pour y étudier les arts plastiques et a terminé sa formation à Marseille ainsi qu'à l'École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris a commencé à exposer dès 1972 et a connu sa première exposition -personnelle en 1978 à la Galerie Cupillard de Grenoble, exposition qui a été suivie de plusieurs autres à Paris, à New York et à Miami notamment. Diverses commandes institutionnelles émanant de sociétés telles que Thompson, Bouygues, la banque La Hénin, Bréguet Immobilier ou de municipalités telles que Grenoble, Paris, Rueil-Malmaison, notamment, ont contribué au fil des ans à asseoir sa consécration. Parmi ces commandes figurent des sculptures monumentales, un bas-relief et des fontaines, sculptures qui sont installées à la Cogedim de La Défense, au siège social de Fina France ou Place de l'Europe à Rueil-Malmaison, à quoi s'ajoute le Maître-autel de la cathédrale de Saint-Malo qu'Etienne a réalisé en 1991 en collaboration avec son père le peintre Arcabas.

Dans les tâtonnements et les négativités de la production artistique contemporaine, du moins en France, l'œuvre d'Étienne propose une vision rassérénante de l'art, de l'humain et du monde. C'est exactement l'impression d'ensemble, une sensation globale de paix, que l'on a pu ressentir en pénétrant dans la galerie parisienne qui exposait ses dernières oeuvres. Le spectacle était à la fois étrange et réconfortant des fragments de corps, de visages, de gestes, d'attitudes, tenant en équilibre précaire dans le vide, le tout inscrit dans un minimum de matière et soutenu par un seul matériau privilégié, le bronze, patiné et poli, parcouru d'éclats variés de couleur, de l'or vif au vert oxydé. Tant de morcellement pourrait susciter l'angoisse, mais c'est l'effet contraire qui pourtant se produit. Et voilà bien la prouesse artistique d'Etienne à travers la fragmentation, qui est le mode de la douleur, le sculpteur parvient à créer une harmonie et une unité pacifiante surprenante. On pourrait sans doute attribuer cet effet d'ensemble aux vertus apaisantes du rond, lequel, ici, domine dans les formes et les lignes courbes qui soudent les êtres, mouvements circulaires qui enveloppent, arcs qui protègent, tout cela s'ajoutant au galbé du désir et au potelé des chairs pour créer une plénitude très sensuelle. Cette prouesse tient aussi à ce miracle que par l'exploitation du peu, mode qui pourrait aussi bien être celui de la mesquinerie, on arrive à suggérer l'abondance : des sculptures d'Etienne, se dégage toujours une impression de grande générosité.

C'est un art, me suis-je dit aussitôt, qui nous veut et nous fait du bien. Tout en se réclamant de maîtres classiques, dont Rodin et les artistes de la Renaissance, Étienne cherche à renouveler la figure corporelle pour nous dire sa défense de l'être humain et de valeurs fondatrices telles que l'amour, l'amitié, la tendresse. Cela suffirait à dire, d'emblée, l'importance de son oeuvre pour établir les derniers chaînons d'une histoire du corps telle qu'elle apparaît à travers l'art et la littérature.

Au plan de la technique, Étienne se définit lui-même comme tailleur, plutôt que modeleur, ce qui est inusité pour son matériau de prédilection, le bronze. On est habitué à la taille du bois, de la pierre ou du marbre, mais comment peut-on tailler le bronze?

Étienne s'exécute sur modèle réduit. C'est à cette étape cruciale qu'il crée en enlevant et que l'œuvre lentement émerge d'une patiente entreprise de soustraction. Elle s'actualise ainsi de sa virtualisation progressive. Il transpose ensuite le fruit exact de ce travail en grandeur réelle. Le résultat en est ni abstrait ni figuratif : c'est en fait à une représentation renouvelée du corps que nous assistons, où l'abstraction s'euphémise en allusion et est travaille, « informée », si l'on peut dire, par les exigences de l'expression.

Comment se présente ce corps morcelé ? Femmes à un sein et une épaule, visages amputés des yeux et des oreilles, têtes sans corps, corps sans tête, formes le plus souvent creusées, parties couvertes de caches (visages cachés, yeux cachés par des mains), formes frêles traverses par l'éther, pleins aérés, articulation minimale des éléments entre eux pour des esquisses de gestes ou d'architectures. Voilà tout.

Par certains cotés, cet art rappelle celui de Sosno qui, lui aussi, a eu recours à la soustraction, autant sur le marbre que sur le bronze. Cependant ne nous y trompons pas si leurs techniques s'apparentent, en revanche, les choix effectués, le traitement et les résultats obtenus les distinguent irréductiblement. D'abord Étienne travaille peu sur la citation comme le fait systématiquement Sosno : c'est un art qui, parce qu'il fréquente l'immédiateté sensuelle, ne s'intéresse guère au rappel intellectuel de l'art passé. Ensuite, ce que Sosno enlève (par exemple, les visages), Étienne le garde au contraire : d'une pose qui se rapproche de celle du Penseur, il ne retient que le masque du visage et les doigts (Eve). Étienne supprime en fait l'accessoire pour se concentrer sur l'essentiel, sur ce qui est le plus symboliquement chargé : une main, une jambe, un fragment de visage, c'est-à-dire aussi uniquement sur ce qui suffit, à l'artiste comme au spectateur, pour reconstituer une figure et un mouvement. L'effet produit est, par conséquent, très différent : là où Sosno secoue le spectateur dans sa réception trop confortable des œuvres, avec des corps massifs, triturés, coupés, amputés, défigurés qui suscitent questions et angoisses, Étienne montre des corps légers, presque aériens, plus esquissés que vraiment morcelés et qui sont rassurants, enveloppants, aimants. Un travail minimal de soudure coordonne parfois ces fragments, pour créer une construction frêle, précaire, et donc d'autant plus précieuse, dont L'homme barque avec son envolée d'oiseaux offre une illustration.

Étienne s'intéresse en outre moins aux actions qu'aux actes. Ses sujets ne se perdent pas dans quelque vaine agitation, on n'y sent aucun affolement des êtres. Pas de courses, de contorsions, de gymnastique. Et pourtant le mouvement y domine, mais c'est celui, lent et mûri, de l'acte. L'acte a en effet une dimension plus arrêtée, plus contemplative, plus grave aussi, plus profonde que l'action. Les fragments de figures du sculpteur semblent ainsi non pas s'effriter ou se disperser dans une exterioritté superficielle, mais au contraire toujours plus ou moins habiter un acte focal, comme ils habitent les rondeurs, acte sur lequel ils se concentrent, qui les englobe, les sublime et les dépasse, parce que plus grand qu'eux.

Les actes dont il s'agit sont d'ailleurs intemporels et se coiffent d'une auréole mythique. Ici, c'est, par exemple, l'union originale de l'homme et de la femme sous l'égide du mythe d'Adam et Eve, Là, la figure de l'ange, ou celle de la fécondité, ou celle de l'écrivain. Ailleurs, les personnages de la mythologie antique, comme Thot.

Ce dépassement de la figure par son acte s'accomplit souvent par la communion. Les corps d'Étienne ne souffrent guère l'isolement : ils atteignent leur maximum d'intensité en présence de l'autre. La critique l'a bien vu qui a fait d'Etienne le sculpteur de la communion. Tantôt, par exemple, des corps de jouissance s'abandonnent à leur fusion voluptueuse (Volupté). Tantôt des bouches chantent à l'unisson devant un livret, en hommage à Monteverdi (Magnificat pour six voix). Tantôt deux êtres se partagent un livre (La lecture). Et voilà ainsi dépliés les trois grands thèmes communiants autour desquels s'articule son œuvre : l'amour, la musique, la poésie. Les titres résument à eux seuls l'univers imaginaire que le sculpteur s'emploie à construire : La Tendresse, L'Étreinte, L'Éblouissement, La Contemplation, Le Poète.

Parmi les médiateurs de la communion, le plus prestigieux, celui qui bénéficie d'un privilège net, c'est la main. Si Étienne éprouve tant de fascination pour les artistes de la Renaissance et pour Rodin, c'est notamment parce qu'ils étaient des experts en mains. Chez Étienne, la main est gracieuse, effilée, altruiste, généreuse et toute tendresse. Elle offre, écrit, envoie, présente, donne, partage, mais aussi rapproche, touche, frôle, caresse, tient, contient, soutient, enveloppe et protège. Elle n'est pas un organe brutal d'intervention dans le réel et de transformation du donné : elle est plutôt celui de la communication, toute centre qu'elle est sur l'autre. Elle n'œuvre pas dans le registre de l'action, mais dans celui de l'acte, répétons-le. Elle n'est pas prédatrice, mais au contraire émettrice de beauté, non seulement comme gage de pérennité, mais encore comme gage de bonté.

Le visage y occupe également une place particulière, puisqu'il survit presque systématiquement à la soustraction. Il se réduit le plus souvent à sa nécessité plastique : une bouche, des yeux, un nez, quelques méplats, des pleins et des vides. Pas de cheveux en général, pas de crâne, parfois les yeux eux-mêmes sont estompés. Mais fréquemment aussi, le visage chez Étienne n'est pas seul : on le voit accompagné d'un autre visage, en embrassade, ou couché dans la proximité des souffles, ou blotti contre une joue chérie. Car ce qui importe, ici, c'est l'autre, encore une fois, c'est la relation harmonieuse à l'autre. Voilà pourquoi on pourrait sans doute dire qu'Etienne est le sculpteur de l'aimance, pour reprendre un terme récent de Derrida. C'est une sculpture dialogique qui inscrit toujours la présence vivante et aimée de l'autre au cœur de son propos et qui vite tout affrontement antithétique.

On pourrait croire qu'un tel art est facile et ne comporte aucun risque. On aurait tort. Car le risque de cette sculpture, qui est bien réel et couru à chaque instant, est celui de la mièvrerie. L'art d'Étienne frôle courageusement ce risque jusqu'à l'extrême limite (ce pour quoi certains critiques peureux craignent d'en parler), mais le contourne justement en ce qu'il réussit à être un art qui ose affirmer sa moralité haut et clair, un art qui élève et non rabaisse, un art qui nourrit l'espérance et donne à rêver, un art qui croit à nouveau à la beauté comme valeur civilisatrice. C'est non pas une beauté qui s'impose et écrase, mais une beauté qui appelle et guide.

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